Geoffroy Gross

Laurence Kimmel, « La mise au carreau du gribouillis »…

 

Pour le hors-série de Laura, « Die Verfertigung der Linie – La construction du trait », 2014

 

 

Laurence Kimmel

La mise au carreau du gribouillis


Geoffroy Gross réalise des tableaux à partir d’un processus bien défini, comprenant plusieurs phases. Cet avancement par étapes successives s’apparente au processus de conception architecturale, à l’image des phases « esquisse », « APS », « APD », etc. La mise au carreau du gribouillis est en soi une architecturation de cette « figure », l’apposition d’une structure qui la met à l’épreuve.1 Cette structuration et division rationnelle est utilisée pour expérimenter des aspects autres de l’oeuvre, moins rationnels, voire même ce qui échappe à tout processus d’objectivation et de rationalisation. En tendant vers cet objectif, c’est un jeu sur le statut de l’oeuvre qui a lieu au cours de ces étapes, et notamment sur son statut d’image. Le processus est au cœur de cette pratique, et il ne faut pas tomber dans le piège de la simplicité ou de la fausse naïveté du gribouillis. Le gribouillis n’est « pas sans rappeler la torse baroque »2, mais il ne faut pas y voir un propos sur l’ornemental. Si l’on s’en tenait à une lecture ornementale, on y verrait une opposition a priori entre « haptique » et « optique »3 : une ligne courbe haptique, elle-même décomposée, striée, par la grille optique. Le lien figure/fond s’en trouve annihilé, puisqu’aucune figure n’est inscrite sur un fond en ce qui concerne chaque tableautin. Comme la grille (optique a priori) devient structure du polyptyque et non figure géométrique du tableau, le mode de lecture haptique/optique de la toile est insuffisant. L’ensemble est non organique (il y avait de l’haptique dans l’organique selon Alois Riegl), non compositionnel ou même anti-compositionnel4. Chez Geoffroy Gross, le passage du gribouillis dans cette trame a-compositionnelle est l’occasion d’une expérimentation presque scientifique. Par cette expérimentation, on souligne paradoxalement ce qui n’est pas rationnel, ou ce qui résiste à ce modus operandi quasi scientifique. Àchaque étape, le pur subjectif entre également en jeu dans les choix, et l’accidentel dicte les détails de la ligne tracée au fusain. L’œuvre parle de sa construction, elle est comme un commentaire de son mode de mise en œuvre, et donc plus généralement commentaire de la peinture. Il y a un aspect tautologique dans cette pratique : une peinture qui parle de la conception picturale. Lorsque Geoffroy Gross peint en blanc la surface qui n’est pas occupée par le trait de fusain principal, le fond du dessin reste au premier plan, alors que le blanc (comme fond habituel) devient la dernière couche ajoutée. Comme il l’explique : « Cette fragmentation me permet donc de produire ce qui est un phénomène de construction. […] Ces entrechoquements produisent d’après moi une autre question échappant à cette linéarité du temps qui, celle-ci, est liée plus spécifiquement à la peinture, il s’agit de sa fabrication. Ce que je donne à voir est en dessous, le dessin est en dessous du blanc peint qui est au premier plan car recouvrant. »5Ce retournement, ce court-circuit entre fond et forme, fait de l’oeuvre un commentaire du processus. Il en résulte l’image d’un processus de fabrication et non pas une image comme représentation. Et il poursuit : « Ici le temps se fragmente également, à la découverte du dessin qui est préservé du recouvrement par le blanc, et nous enfonce plus avant dans sa fabrication, sa construction. Nous assistons à la construction d’une présence. Cette présence est celle des Histoires et de leurs cultures des images réactivées de manière fragmentée en nous »6. C’est le temps circulaire du fragment qui est ici à l’oeuvre. Par cette circularité du temps du fragment, théorisée par Anne Cauquelin dans l’ouvrage Court traité du fragment7, « il nous faut renoncer à l’illusion d’une chaîne temporelle en succession ; Que de commencement et de fin il y a seulement reconstruction après-coup ; que le temps du fragment est circulaire. Niveaux et acteurs différents s’y enveloppent mutuellement. Formant [un] nœud entre œuvres et commentaires. ». Par ce nœud entre œuvre et commentaire sont convoqués « des Histoires » et « des images réactivées de manière fragmentée en nous ». Cette ouverture, sur un champ d’images de l’histoire de l’art en particulier, est propre aux oeuvres postmodernes. Theodor Adorno8 développe une théorie du montage en art comme seule voie encore possible après les échecs de la Modernité. Le montage de fragments évite toute forme de représentation. Le montage est constructif – peut être une construction – lorsque l’assemblage de ses fragments n’est ni trop rationnel ni trop irrationnel. La distance excessive entre deux fragments peut faire basculer l’œuvre d’art dans l’irrationnel, tout comme l’attachement trop fort à une réalité brute, non travaillée. Au contraire, par l’addition des fragments dans un système logique, l’oeuvre acquière une rationalité trop forte. Le spectre entre ces deux « interdits » reste à explorer. La syntaxe non linéaire, non systématique ou non structuraliste entre les fragments, permet un entrelacement et une interaction entre eux qui empêche que le montage ne soit trop rationnel. Le processus du montage postmoderne peut par exemple se baser sur un fonds d’images de la Modernité, s’il s’agit de la questionner et s’il s’agit par exemple d’esquisser un nouveau langage à partir d’images modernes radicales ayant fait fi du langage structuré. La Modernité apparaît comme fonds du travail artistique de Geoffroy Gross. Des images comme celles de De Stijl, celles du Bauhaus, celles de Georges Vantongerloo comme l’œuvre Fonction–composition de1937, sont autant de grilles modernistes qui servent de fonds au travail d’expérimentation. « Le polyptyque est pour moi la volonté claire de citer la structure, non plus celle simplement du tableau mais celle de la grille de la modernité, de laquelle émergent alors d’autres espaces. »9En architecture, il existe les expérimentations postmodernes de Bernard Tschumi. Dans les Manhattan Transcripts et dans le projet du parc de la Villette, une « esquisse » de narration « perce » la grille moderniste, la transforme, la réinterprète, lui donne du rythme. Tschumi s’appuie pour cela sur des expérimentations de la Modernité même, comme par exemple les Partiturskizzen de László Moholy-Nagy de 1924. Tschumi ne rejète pas d’emblée la Modernité, mais esquisse un nouveau langage à partir de ses fragments.

                                                                                                                    

 

 

 

Roland Barthes est sa référence principale dans le champ de la linguistique. Les théories de Jacques Derrida sur une structure non hiérarchique dont le sens des éléments est sans cesse différé, ont également alimenté et explicité a posteriori le projet de la Villette.10 A l’opposé de la table rase, ou d’une utopie sans accroche à la réalité présente, il s’agit de la construction d’un nouveau langage à partir des fragments du passé, et en particulier à partir d’une réinterprétation de la grille moderniste. Dans les Manhattan Transcripts, les fragments architecturaux du passé sont clairement visibles. En art, l’exercice peut avoir lieu dans le champ de l’abstraction pure, ce qui constitue une différence de taille avec l’architecture. Dans l’œuvre de Robert Mangold Three-color Frame painting de 1985-86, des fragments recomposent une figure régulière circulaire. Dans cette association de fragments, il n’y a pas de hiérarchie d’une quelconque structure, et il n’y a pas de linéarité, ce qui renforce l’aspect circulaire évoqué en référence à Anne Cauquelin. La forme circulaire utilisée par Mangold active d’autant plus ce sens spatial et temporel non linéaire. Il ne s’agit pas de construire une image, une représentation. Chez Geoffroy Gross, la tentative de préservation du gribouillis, malgré son changement d’échelle jusqu’à la peinture, doit éviter l’image, et ceci en convoquant une multiplicité d’images de références historiques, imbriquées et réinterprétées plus que stratifiées sous forme de palimpseste. Cela revient à donner une nouvelle définition de l’image, qui « survient » au cours des différentes étapes. Cette survenance d’une image intervient d’ailleurs à plusieurs reprises au cours du processus11. L’état final du polyptyque serait un moment de surgissement de l’image, cette fois-ci stabilisé par l’artiste dans son état d’exposition. Ce surgissement, cet éclair, rappellent les conceptions de Walter Benjamin. L’image, comme « image-relation au temps et à l’Histoire »12, ne représente pas l’histoire, elle démonte l’histoire justement lorsqu’elle survient. On trouve également une nouvelle définition de la notion d’image chez Georges Didi-Huberman, par exemple dans un texte consacré à Walter Benjamin et au kaléidoscope13 : « L’image serait donc la visuelle malice du temps dans l’histoire » ; et chez Theodor Adorno : « Le résultat de l’œuvre est à la fois la voie qui mène à son imago et cette imago qu’elle vise ; l’œuvre est à la fois statique et dynamique. »14. Nous avons vu que par le montage (mais d’autres moyens seraient à identifier), la forme de l’œuvre d’art ou de l’architecture ne devient pas à proprement parler une représentation, mais devient la représentation du processus.15« Le montage […], de même qu’il désavoue l’unité par la disparité évidente des parties, contribue en tant que principe formel à sa restauration. »16Les tableaux de Geoffroy Gross explorent ce processus, et ceci avec des moyens minimaux. « Ce qui m’intéresse avant tout c’est ce qu’il reste après tout. »17Ce qui reste une fois que le gribouillis n’est plus ornementation, donc lorsqu’il n’y a plus d’ornementation. Chaque tableautin vierge du passage de la ligne est un monochrome. La décision de choisir des couleurs semble a priori contradictoire. Or les couleurs sont choisies en ce qu’elles permettent de préserver la valeur de « dessin 0 » qu’est le gribouillis, et « n’entrent pas en communication »avec lui.

Au final, le gribouillis se retrouve donc mis au carreau, mis en cage. La ligne optique, transférée sur ces tableautins, ou plutôt transformée en limites entre tableautins, « est encore une fois contrainte. La mise en tableau l’implique. »18Alors que, comme nous l’avons vu, l’oeuvre fait un nœudavec son commentaire, l’artiste devient ici critique. Dans son rôle de critique, l’artiste analyse, dissèque, il devient clinicien. La critique est ici une clinique, et Gilles Deleuze ajoute que la clinique est la part artistique de la médecine19. Le critique sera clinicien à condition d’être un artiste. La clinique est toujours un art de la différence. S’en réclamer en philosophie, c’est renouer avec le sens du distinguo : penser, c’est d’abord découper, faire la différence, trier, trancher, décider. Au lieu d’appréhender le gribouillis dans sa totalité et sa généralité, d’être dans l’arbitraire et l’impuissance du libre choix, on fait une expérience, et en l’occurrence une expérience d’une pluralité de modes de donation (chaque tableautin ici), même si la chose même reste inchangée. La mise au carreau explore le pluralisme de cette chose. En référence à Gilles Deleuze20, François Zourabichvilii21 montre que la critique questionne la variation interne de la chose et son devenir irréductible. Cette critique semble a priori basée sur un découpage rationnel, sur la raison. Mais comme nous avons vu, cette structuration et division rationnelle est utilisée par Geoffroy Gross pour questionner et mettre à jour des aspects qui échappent à tout processus d’objectivation et de rationalisation. La critique n’est pas menée uniquement par la raison, et est menée par le désir, qui va de pair avec la raison, au-delà d’une fausse coupure de la raison et du désir. Il n’y a pas d’expérience en général, détachée de la raison et du désir. « Il n’y a en somme de donné que construit, ou mieux encore : il n’y a quun construit […] En substituant au donné le construit, la philosophie se découvre donc une tâche plus haute que l’explication de ce qui s’est produit ou que la description de ce qui est ou apparaît : l’attestation d’une différence qui seule peut donner des raisons de croire à l’événement. En substituant au donné le construit, l’artiste est ici dans la construction »22. Le spectateur, n’ayant pas d’accès direct au donné, est amené à entrer en jeu avec les choses. Il joue, et il est joué par l’oeuvre. L’oeuvre fait de son contemplateur un jouet. Nous sommes avec le beau dans une relation de jeu. Kant parlait de plaisir désintéressé en ce qui concerne l’oeuvre d’art. Il se convertit ici en désir intéressant, élément même du jeu esthétique. Le contemplateur est un joueur, et il joue sous la contrainte de l’oeuvre. L’humour du gribouillis élevé au rang d’œuvre d’art se poursuit par un jeu avec le spectateur. Nous aurions pu penser qu’avec les aplats de couleurs, en référence à certaines œuvres de l’histoire de l’art, une phénoménalité appréhendable directement était à nouveau à l’œuvre, mais cela est démenti par l’artiste, qui avec ces aplats « met du jeu » une dernière fois entre le gribouillis et ces plages colorées dans le polyptyque, et joue encore avec le spectateur.

 

 

1 Alors que dans l’une des références de Geoffroy Gross, le tableau La Nieuwe Kerk de Delft d’Emmanuel de Witte, de 1656, la structuration émerge des formes architecturales, et acquière une certaine autonomie qui crée la structuration du tableau, chez lui la structuration par divisions s’impose à une figure qui n’a a priori rien à voir avec cette grille.

2 Entretien avec Geoffroy Gross, 30 mai 2014

En référence à l’ouvrage :

Christine Buci-Glucksmann Philosophie de l’ornement : d’Orient en Occident, Paris : Galilée, 2008

3 Alois Riegl, Lindustrie dart romaine tardive, Paris : Macula, 2014 (éd. orig. : 1927)

4 Comme l’écrit Stéphane Doré à propos de Colors for a Large Wall, 1951 d’Ellsworth Kelly, «… la spécificité historique de Colors for a Large Wall et d’autres œuvres de la même époque, à savoir la confluence de quatre stratégies différentes (« readymade », aléa, grille modulaire all over, élémentarisation additive) toutes tournées vers un même but, l’élaboration d’un mode a-compositionnel »

Stéphane Doré cite Yve-Alain Bois dans le texte pour tableaux, catalogue, Artboretum, 2009

Yve-Alain Bois, « Kelly en France ou l’anti-composition dans ses divers états », in Ellsworth Kelly : Les années françaises 1948-1954, Paris : Jeu de Paume,1992, p.12

5 Entretien avec Geoffroy Gross, 30 mai 2014

6 Idem

7 Anne Cauquelin, Court traité du Fragment – Usages de l’oeuvre d’art, Paris : Aubier, 1986

8 Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris : Klincksieck, 2004 (éd. orig. 1970)

9 Entretien avec Geoffroy Gross, 30 mai 2014

10 Jacques Derrida, « Point de folie – maintenant l’architecture », in Psyché – Inventions de lautre II, Paris : Galilée, 1998 (éd. originale : 1985)

11 Entretien avec Geoffroy Gross, 30 mai 2014

12 idem

13 Georges Didi-Huberman, « Connaissance par le kaléidoscope -Morale du joujou et dialectique de l’image selon Walter Benjamin », in Etudes photographiques N°7 : Par les yeux de la science/Surréalisme et photographie, Mai 2000

14 Theodor W. Adorno, op. cit., p. 128

15 idem, p. 189

16 idem, p. 218

17 Texte de Geoffroy Gross, 2011

18 idem

19 Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris : éd. de Minuit, 2007 (éd. orig. : 1987)

20 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris : PUF, 2000 (éd.orig. : 1968)

21 Zourabichvili François, « Kant avec Masoch », in Multitudes 2/ 2006 (no 25), p. 87-100

22 idem